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Causerie

Ce n'est pas une question politique qui, pour l'instant, divise le plus tous les Français, mais une question de locomotion. Etes-vous pour ou contre l'automobile? Telle est la préoccupation du jour. Et on peut dire en vérité que cette fin de siècle appartient à la voiture sans chevaux. Si, pour magnifier les temps où nous sommes, un arc de triomphe est jamais élevé, le quadrige qui sert de couronnement ordinaire aux édifices de ce genre devra être remplacé par un char à pétrole, d'où seront bannis les coursiers du soleil.

Assurément, l'esthétique n'a rien à gagner dans l'essor de la traction nouvelle. Rien de plus disgracieux ni de plus laid que ces lourds véhicules, aux formes massives, d'où s'échappent, parmi les trépidations, le bruit de ferraille et la fumée, des odeurs insupportables même pour un lampiste.

Mais, l'utilitarisme est présentement le roi du monde. Et puisque le cheval de tôle est plus fort et mange moins que le cheval à quatre pattes, il faut nous résigner à la déchéance inévitable de la plus noble conquête que l'homme ait jamais faite. Adieu les équipages de haut style et les coursiers de pur sang! Adieu même le bon vieux fiacre qui s'en va trottinant, jaune avec un cocher blanc! Plus de chevaux ni de colliers... Place à la mécanique et au mécanicien.

Mais j'emploie là un mot impropre et choquant. L'automédon de la voiture sans chevaux s'appelle un « chauffeur ». La rectification est importante. Et ces messieurs de l'Automobile-Club seraient fort marris de n'être pas appelés du nom dont ils se sont nommés et que leur décerne le brevet officiel. Car vous n'ignorez pas que la police fait passer un examen aux conducteurs d'automobiles.

La précaution n'est certes pas inutile. Ceux qui vont à pied la trouvent même insuffisante, à en juger par la statistique sans cesse accrue des écrabouillements causés par l'automobilisme. Il y a certainement des chauffeurs d'aujourd'hui aussi dangereux à rencontrer sur une route que les anciens chauffeurs qui, jadis, détroussaient les voyageurs. Et, si les choses continuent du même train, ce n'est pas tant aux conducteurs de voitures à pétrole ou à vapeur, qu'il faudra demander un brevet délivré par la police, mais plutôt au malheureux piéton qui a besoin, pour circuler dans les rues sans y être écrasé, de déployer des prodiges d'habileté et de prudence.

Avec les tramways mécaniques, les bicyclettes et les automobiles, les passants sont comme un pilote au milieu des récifs. On entend à la fois les grelots des cycles, les sirènes des tramways, les cornes des « autos » . Et tout cela roule avec une vertigineuse vitesse, et surtout avec un dédain suprême de l ' être inférieur et pédestre qui croit encore que, par ce temps de libertés, celle de circuler dans les rues sans risquer sa vie est peut-être bien une des plus nécessaires.

Je n'ignore pas que l'administration s'en est émue et qu'une commission va se réunir pour la protection du piéton. Qu'elle fasse vite. Autrement il se formera une ligue de réfractaires composée de gens qui résisteront par la force à l'écrasement obligatoire. Notre confrère Hugues Le Roux n'a-t-il pas écrit que les agressions des modernes chauffeurs constituaient un cas de légitime défense autorisant l'emploi du revolver? Ne déchaînons pas la guerre civile à propos du moteur à pétrole ! Mais assurément, et sans méconnaître l'intérêt d'une industrie nouvelle et très française, on peut exiger des automobilisés moins d'emballement dans leurs records sur les voies publiques et plus de respect du modeste bipède qui n'a que ses jambes pour tout moteur.

On vient de publier un nouveau volume d'oeuvres posthumes de Victor Hugo en nous affirmant que cette fois, c'est le dernier. Mais il n'en faut rien croire. C'est la cinquième ou sixième fois qu'on annonce la dernière publication des reliefs littéraires du grand poète. Et puis, quelques mois après, on exhume encore des pièces de vers oubliées. Si l'expression n'était pas irrévérencieuse, il faudrait citer le mot de Guignol : « C'est comme les cheveux d'Eléonore, quand y en a plus, y en a encore! »

Il est vrai que ce prodigieux père Hugo a parlé de tout, et même d'autre chose, car sa lyre formidable n'ignora aucun chant, les plus familiers comme les plus olympiens. Je découvre, par exemple, en feuilletant ses oeuvres diverses, cette pittoresque épigramme :

SUR UN AUBERGISTE DE GENÈVE Vendeur de fricot frelaté, Gargotier chez qui l'on fricasse L'ordure avec la saleté, Hôtelier chez qui l'on ramasse Soupe maigre et vaisselle grasse Et tous les poux de la cité, Ton auberge, ainsi que ta face, Est hure par la bonne grâce Et groin par la propreté!

Cette citation, qui n 'a r i en de commun avec le v e r b e surhumain de la Légende des siècles, est presque d'actualité.

L'heure est venue, avec les vacances prochaines, de quitter son chez soi pour faire le voyage annuel. Je souhaite donc vivement à mes lecteurs de ne pas rencontrer d'aubergiste comme celui qui irrita si fort la verve satirique de Victor Hugo !

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